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#Leaves par Guillaume Clerc / Artais Contemporain

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Frontière du sensible

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Dans son texte Le moment de la danse, le philosophe Jacques Rancière revient sur ce qu’il nomme « le partage du sensible ». Ces gestes, formes, et pratiques qui nous permettent, à différents niveaux de perceptions, d’accepter collectivement ce qui relève de l’Art et ce qui n’y appartiendrait pas. Plus l’histoire avance et les bouleversements esthétiques se produisent, plus des éléments divers entrent dans ce paradigme. C’est ce mouvement qui se jouait déjà dans la rivalité entre les Anciens et les Modernes, et c’est aujourd’hui celui qui aurait tendance à se déployer entre les acceptions des pratiques dites grand public et alternatives. Celles alternatives ayant toujours tendance à devenir normes, laissant place à d’autres ; par exemple, la performance, l’installation, le « sample » ou « l’auto-tune » sont passés de l’expérimental à la norme de ce qui relève du paradigme de l’Art de notre époque.

Edouard Le Boulc’h, artiste plasticien installé aujourd’hui à Londres se joue de ce partage du sensible, de la définition de ce qui semblerait faire Art. Lors de notre rencontre autour d’une exposition intitulée Leaves récemment ouverte au Phakt, centre culturel rennais, il m’explique être intéressé par le déplacement opéré lorsque l’on utilise un couteau pour dévisser une vis cruciforme, et la métaphore va faire sens… 

Dans son exposition se déploie une esthétique du collapse, où plusieurs objets -contenants, emballages plastiques, pots en verre- se présentent sur un podium. Déchets, rebus, outils en tous genres, restes, sont les signifiants d’une époque en quête de spiritualité au milieu de la cacophonie libérale globalisée. Dans l’espace d’exposition, un peu partout, dans des sacs et à même le sol traînent des copeaux de bouchons de cidres broyés. Ailleurs des capsules d’azote, vides, comme des cartouches de balles d’un nouveau genre s’entassent contre un téléviseur. Du levain est en expansion permanente dans des bocaux qui débordent, et fait regard avec les emballages de nourriture de substitution laissée là par l’artiste.

Tous ces artefacts sont ceux d’une époque kafkaïenne où l’humain flirte avec sa propre objectivation pour exister. L’omniprésence de l’objet, du jetable, de l’emballage fait écho à l’évolution transhumaniste en cours dans nos sociétés. Et cette évolution porte une inquiétude, celle d’une déchéance, car au cœur du fantasme de l’homme technologique repose un constat d’échec : celui de l’insatisfaction de nos êtres.

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Le travail d’Edouard Le Boulc’h renverse alors cette inquiétude. Il y applique une logique « Do It Yourself », et un retour à la praxis, à la simplicité de la manipulation de ces objets observés, récupérés et exposés. La présence même de toutes ces formes – symptômes d’un monde abîmé devient alors le moyen de la création. Celles-ci sont autant documents du réel que les protagonistes de nouvelles fictions installées dans un temps d’anticipation.

Au centre de ce podium de déchets installé au Phakt, trône un « Boli » reconstitué par l’artiste. Cet objet totémique issu de la culture Bambara d’Afrique de l’Ouest a pour fonction de capter les énergies universelles et de préserver les mémoires des temps passés, cela afin de conseiller les membres de la tribu. Formée d’un amalgame de matières organiques, cette sculpture est ici réinterprétée avec un mélange de plâtre, de cheveux, tout en étant connectée avec des prises jacks audios. Autant référence à une histoire rituelle, qu’à notre difficile quête de sens, la figure fait le pari des retrouvailles de nos icônes tant désacralisées par la modernité.

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Alors là, où semblait régner un chaos formel, est plutôt en monstration un ensemble de perspectives sur un monde, certes en chute. Tous ces restes sont de nouveaux outils potentiels pour des tâches que nous n’avons pas encore établies. Et là où nous nous confrontions à l’obstacle du cruciforme, l’artiste renverse notre certitude sur l’utilisation d’un tournevis…

L’exposition Leaves nous laisse dans cette incertitude permanente, celle du partage du sensible. Edouard Le Boulc’h trouble le paradigme de ce qui fait Art, en agençant les accessoires prosaïques et rebuts de notre quotidien dans un espace pourtant esthétisé où chaque forme semble être à sa place, baignée dans une même tonalité de couleurs. Au-delà d’un simple discours si répandu sur le collapse, le geste de l’artiste persiste dans la remise en jeu des perceptions. A la frontière du sensible et de l’entente des pratiques artistiques, se poursuit un effort de construction de la pensée, celui que Marielle Macé a intitulé récemment « faire des cabanes » : « imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé […] où cohabitent toutes sortes de vivants et toutes sortes d’histoires, souvent entremêlées. »

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                             Guillaume Clerc

 

 

*1 :Les temps modernes, Arts, Temps, Politique Jacques Rancière, La Fabrique Editions 2018

*2 :Nos cabanes, Marielle Macé, Editions Verdier, 2019

 

                                                                                                                                                                                                                            

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#Peripheral Feed par Sarah Lhler-Meyer

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Le futur n’est pas seulement ce qui n’est pas encore advenu : c’est aussi un ensemble d’anticipations et de projections qui, en provenance du passé, ne cesse de revenir et d’habiter notre présent. Ainsi en va-t-il avec Edouard Le Boulc’h, télescopant des formes archaïques et modernes, artisanales et high-tech dans une sorte de design-fiction faussement prospectif.


Un travail qu’il poursuit avec « Peripheral Feed », une exposition personnelle dont le point de départ est le « Soylent », une boisson permettant de subvenir aux besoins nutritionnels de l’organisme humain. Pour son inventeur, l’ingénieur Rob Rhinehart, l’enjeu est triple : ne plus perdre de temps dans la préparation des repas, assurer l’avenir de la planète en s’affranchissant de l’agriculture intensive, permettre aux populations les plus pauvres de se nourrir à peu de frais. Paradoxalement, bien que porté par des ambitions utopistes, ce substitut alimentaire emprunte son nom aux tablettes dont se nourrissent les personnages du film post-apocalyptique Soleil vert (1973), fabriquées à partir de cadavres humains… La boisson miracle se charge ainsi d’une dimension dystopique que semble pourtant balayer Rhinehart, dissimulant son recours aux OGM et inconscient de sa vision ultra-libérale du monde, venant détruire le caractère social des repas. Ambivalent sur le plan éthique, le « Soylent » manifeste néanmoins « la capacité du présent à porter une image de lui-même comme futur ; mais aussi simultanément, comme passé ». Une ambiguïté et une coexistence des temps que l’on retrouve dans l’exposition d’Edouard Le Boulc’h.


On la découvre en passant par une première salle où se trouve une sorte de globe terrestre à la surface pailletée et cabossée, juchée sur une structure composée de métal et de résine noire, telle une relique ou un totem issu d’un espace-temps inconnu. Plongé dans l’obscurité, ce « sas d’entrée » donne accès à une seconde salle elle-même baignée d’une lumière crépusculaire, ponctuée de tâches de couleurs fluorescentes provenant d’écrans vidéos recouverts de plaque de plexiglas. On y trouve des instruments optiques, des flacons, des gourdes, des substances et des poudres de natures indéterminées, des capsules de gaz et des tubes en aluminium disposés sur une table, répartis dans des sachets, des bacs en plastique et des boîtes de transport posés au sol ou sur des étagères. Tout se passe ici comme si on entrait dans une sorte de laboratoire clandestin, peut être celui d’une zone d’autonomie temporaire, mêlant vocabulaires high-tech et « do it yourself ». Une impression démentie par la diffusion d’une chaîne de télévision nommée Affect TV, inventée par l’artiste en collaboration avec Antonin Gerson et dont les programmes ont été tournés dans l’espace d’exposition. À la fois vintage et futuriste dans son esthétique et ses contenus, celle-ci présente les cours de communication réflexologique d’un prétendu docteur Forsyth, supposés révolutionner la nature des rapports entre êtres de conscience, mais aussi une longue publicité sur les substituts alimentaires d’une entreprise fictive du nom de Stardust, déployant les mêmes arguments que ceux avancés par Rob Rhinehart. Mêlant habillement des éléments de réalité et de fiction, états de fait et spéculations, « Peripheral Feed » donne ainsi à percevoir le présent comme une interpolation de projections à la fois anciennes et actuelles, potentiellement émancipatrices aussi bien que dévastatrices. Aussi Edouard Le Boulc’h participe-t-il d’une certaine forme de rétro-futurisme, non pas compris comme une rêverie sur les futurs du passé ou comme une simple anticipation, mais comme « une tendance objective travaillant au cœur du contemporain. »

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                                                                                                                                                                                                                             Sarah Lhler-Meyer

 

 

1 Élie During, Le Futur n’existe pas : rétrotypes, Éditions B42, 2014.

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About

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Diplômé de l’école supérieure des beaux-arts de Nantes en 2016, Edouard Le Boulc’h est un artiste plasticien et producteur de musiques électroniques. À travers la combinaison de ses deux passions, l’artiste est dans une démarche d’interrogation face à l’environnement qui l’entoure et c’est dans ce cadre que ses installations s’inscrivent. La modulation est ici un dispositif qui repose sur les objets, le son et les images. À travers le choix de cette combinaison particulière et non exhaustive, l’artiste apporte une réflexion sur l’évolution de la relation que les hommes entretiennent avec les machines, l’espace et le temps. Pour bien saisir la pensée sous-jacente de cette configuration particulière, Édouard nous invite à s’interroger sur deux manières de vivre nos pratiques technologiques. Si dans un premier temps, le monde des hommes et des machines était rythmé par une appropriation permettant aux individus de cerner la dimension totale d’un objet, l’artiste, démontre à travers sa réflexion, le développement d’une nouvelle ère : celle de l’application. Sensible à l’histoire de l’automatisation, du développement de la musique électronique et des préoccupations anticipatives, le travail d’édouard s’inscrit dans une perspective historique visant à rétablir « les modes de perception liés à la finitude de l’objet technique, des formes d’application de celui-ci et d’un rapport symbolique se rapportant à une forme actualisé du rituel ». Sensible aux objets fédérateurs, le plasticien pousse son spectateur à s’interroger sur son expérience au monde des objets, du son et de l’image.

Les modulations qu’entreprend édouard à travers ses dispositifs, ont pour but de créer cet espace d’innovation dormant dans les laboratoires de recherche, mais qui par la transcendance et la tentative de l’homme à se surpasser peuvent aboutir à redonner une coloration plus visible à cette boite en sommeil. À travers cette dichotomie appropriation/application, l’artiste esquisse en filigrane cette perte de connaissance sur les objets qui nous entourent et pousse son spectateur à saisir comment le temps est accéleré face à cette logique d’application. Pour saisir la direction du plasticien, il faut tenter de comprendre comment l’appropriation se rapporte au déroulement, c’est à dire à une manière de détailler l’objet, d’en comprendre son mécanisme et infine, d’en saisir sa temporalité. Par ailleurs l’ère de l’application est quant à elle synonyme d’évènement et reflète l’usage actuel des objets et donc d’un rapport au temps plus rapide et donc incapable de pouvoir rendre intelligible par l’individu le mécanisme des objets qu’il utilise.

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                   Adrien Charrier

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